Mort à l'âge de 91 ans, il n'avait cessé de s'interroger sur
la façon dont la religion devient violente, ou est instrumentalisée au nom de
la violence.
Mort le 4 novembre à Stanford (Etats-Unis) à l’âge de 91
ans, le philosophe et anthropologue français René Girard, membre de l’Académie
française, est sans doute le penseur qui a le mieux mis à jour le lien entre la
violence et le sacré.
C’est en développant (après Aristote) sa thèse sur le «désir
mimétique» qui anime tout homme que René Girard a été conduit à s’interroger
sur la violence. En effet, si le «désir mimétique» –celui de possèder à son
tour ce que l’autre possède– permet à l’homme d’accroître ses facultés
d'apprentissage, il accroît aussi sa propre violence et provoque la plupart des
conflits d’appropriation. La notion de «rivalité mimétique» permet d’éclairer
non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais
aussi la spirale du ressentiment et de la colère, en un mot la violence du
monde.
Découlant de cette première thèse, la deuxième théorie de
René Girard –qu’il expose dans son célèbre ouvrage La violence et le sacré
(1972)– est celle du «mécanisme victimaire», selon lui à l’origine de toute
forme de religieux archaïque et extrémiste. A son paroxysme, la violence se
fixe toujours sur une «victime arbitraire», qui fait contre elle l'unanimité du
groupe. L'élimination du «bouc émissaire» devient alors un impératif collectif.
C’est elle qui exorcise et fait retomber la violence du groupe. La «victime
émissaire» devient «sacrée», c'est-à-dire porteuse de ce pouvoir de déchaîner
la crise comme de ramener la paix.
René Girard découvre ainsi la genèse du «religieux archaïque»;
du sacrifice rituel comme répétition de l'événement originaire; du mythe comme
récit de cet événement; des interdits fixés à l'accès des objets à l'origine
des «rivalités» qui ont dégénéré dans cette crise. Cette élaboration religieuse se fait au long
de la répétition de crises mimétiques, dont la résolution n'apporte la paix que
de façon temporaire. Pour l’anthopologue, l'élaboration des rites et des
interdits constituait une sorte de «savoir empirique» sur la violence.
Comment les
religions sont devenues extrémistes
Ces
deux thèses liées sur la «rivalité mimétique» et le «mécanisme émissaire» ont
conduit René Girard –qui a toujours affiché sa foi chrétienne malgré les
critiques d’une partie de la communauté scientifique– à s’interroger sur
l’origine et le devenir des religions, jusqu’à leurs formes extrémistes
d’aujourd’hui. Pour lui, à la naissance des religions, il existe aussi une
«rivalité mimétique» autour d'un même «capital symbolique», fondé sur les trois
«piliers» que sont le monothéisme, la fonction prophétique et la Révélation.
Pendant
des siècles, ce capital symbolique avait été monopolisé par l’Ancien Testament
biblique et par le message de Jésus de Nazareth. Mais au septième siècle
surgissait le prophète Mahomet et un troisième acteur –l’islam– affirmant que
ce qui avait été transmis par les précédents prophètes n'était pas complet, que
leur message avait été altéré. Cette rivalité a engendré de la violence entre
les «peuples du Livre» dès les premiers temps de l'islam. Au point
qu’aujourd’hui encore, on dit que les monothéismes sont porteurs d'une violence
structurelle: ils ont fait naître une notion de «vérité» unique, exclusive de
toute articulation concurrente.
René
Girard va interprèter les attentats du 11 septembre 2001 comme la manifestation
d’un «mimétisme» désormais globalisé. Il déclare, dans une interview au Monde
en novembre 2001, que le terrorisme islamique s’explique par la volonté «de
rallier et mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans des
rapports de rivalité mimétique avec l'Occident». Pour lui, les
<em>«ennemis» de l'Occident font des Etats-Unis «le modèle mimétique de
leurs aspirations, au besoin en le tuant». Il a cette formule:
«Le
terrorisme est suscité par un désir exacerbé de convergence et de ressemblance
avec l'Occident. L'islam
fournit le ciment qu'on trouvait autrefois dans le marxisme. Son rapport
mystique avec la mort nous le rend le plus mystérieux encore.»
Double
rapport
Les
rapports entre la violence et le sacré vont poursuivre le philosophe jusqu’à la
fin de sa vie. On se souvient que le nom de Dieu porté à l'absolu pour combler
des frustrations sociales, politiques, identitaires ou pour justifier un projet
totalitaire est responsable d’une partie des plus grands crimes. La Torah, l'Evangile et le Coran
ont été le prétexte à nombre de pogroms, de croisades et d'Inquisitions.
Autrement
dit, le sacré suscite et engendre de la violence. Fondé ou non sur une
transcendance divine, il constitue un mode de représentation de l’univers qui
échappe à l'emprise de l’homme, exige sa soumission totale, définit des
prescriptions et des interdits. C’est le sacré qui, en dernière
instance, donne à l’homme son identité, le conduit à «sacrifier» sa propre vie
ou celle des autres. Dans tous les mythes religieux, babyloniens ou autres, les
divinités du bien et de l’ordre s’arrachent toujours, dans une lutte violente,
au chaos, au mal et à la mort.
Mais si
le sacré produit de la violence, le processus fonctionne aussi en sens inverse.
La violence produit du sacré. L’homme utilise, ou même construit le sacré, pour
justifier, légitimer, réguler sa propre violence. Les «guerres saintes» n’ont
d’autre but que de mobiliser les ressources du sacré pour une prétendue noble cause:
Gott mit uns («Dieu est avec nous»), écrivaient les soldats nazis sur leur
ceinturon, alors que l’idéologie nazie était fondamentalement athée. Cela a
toujours existé, quelles que soient les civilisations et les époques. Les
panthéons des religions monothéistes sont remplis de dieux de la guerre.
Après
René Girard, la question reste ainsi posée: est-ce que ce sont les religions
qui sèment les germes de discorde et de violence, par des vérités transformées
en dogmatismes? Ou est-ce que ce sont les hommes qui se réclament d'elles et
qui se fabriquent leur propre image de Dieu, qui prennent prétexte de tout, y
compris du nom divin, pour justifier leur propre violence et fanatisme?
www.slate.fr
http://www.slate.fr/story/109455/rene-girard-mort-violence-sacre
Les panthéons des religions monothéistes sont remplis de dieux de la guerre
Le terrorisme est suscité par un désir exacerbé de convergence et de ressemblance avec l'Occident
(René Girard, en novembre 2001)